Ana Belén del Pozo
À la mi-novembre 1936, un groupe d'enfants quitta Madrid et leurs familles pour Valence. Il n’étaient que quelques-uns des milliers d'enfants évacués par le Gouvernement de la République pour les protéger des bombardements franquistes sur la ville. Parmi eux, sans trop savoir comment se terminerait ce voyage, il y avait trois frères et sœurs - Maruja del Pozo (12 ans), Antonia (10 ans) et Ángel (8 ans). Pilar (14 ans) était trop âgée pour se joindre à l'expédition. Je m'appelle Ana Belén del Pozo. Ángel est mon père et il peut encore raconter ces événements et montrer la photographie qui a été prise d’eux trois jours avant leur départ.
Mon père et ses sœurs sont montés dans le train sans savoir s'ils reverraient un jour leurs parents. Après plusieurs heures de voyage et de nombreux arrêts, ils sont arrivés en gare d'Utiel, un ville située à 80 kilomètres de Valence. D'après ce qu’il raconte, l'organisation de l'accueil des enfants a été assez chaotique et, bien qu'on leur ait dit qu'ils seraient tous ensemble dans une crêche ou un foyer, il est certain qu'ils ont été répartis dans les maisons des voisins qui, avec une volonté de collaborer, sont venus à la mairie pour les accueillir. Il existe maintenant des recherches qui documentent l'insalubrité et la surpopulation des hospices qui avaient été aménagés en colonies à l'époque, de sorte qu'on peut dire qu'ils ont eu de la « chance » que le plan initial n’ait pas fonctionné.
À Utiel, les trois frères logèrent chez Pedro Zafrilla. C'était une destination provisoire, car mon grand-père, Felipe del Pozo, qui était un fournisseur de produits alimentaires sur le principal marché de Madrid, avait des connaissances dans les villes des régions fruitières et maraîchères de Valence a qui il a demandé de s’occuper de ses enfants.
C’est ainsi qu’ils sont arrivés chez Luis Polit, un marchand de fruits et légumes de Beniparrell qui a accueilli les enfants. Maruja est rapidement retournée à Madrid, ce qui montre à quel point son départ était improvisé et irréfléchi. Antonia resta avec les Polits jusqu'à la fin de la guerre. De cette période datent les lettres que gardent ses enfants, qui n'ont jamais été envoyées, car elles devaient être un brouillon ou un journal que ma tante écrivait pour faire face à l'absence de communication avec sa famille.
Mon père est passé par une autre maison, celle de Vicente Pascual et Elvira Tarazona, un couple sans enfants de Paiporta qui s'est occupé de lui avec affection jusqu'à la fin de la guerre et avec qui il a gardé de très bonnes relations. Loin de la misère de Madrid, il ne garde pas de mauvais souvenirs de cette période, si ce n’est de ne pas voir ses parents. Il raconte qu'il a failli mourir du tétanos et que, pour le distraire pendant les semaines qu'il a passées au lit, on lui a offert une édition des Mille et Une Nuits, un livre de plus de 700 pages, sans images, et avec une taille de caractères si petite qu'il serait impensable de nos jours de l’offrir à un enfant d'à peine 10 ans.
Pendant ces quatre années, il ne va pas à l'école, mais de temps en temps un professeur lui donne des cours à la maison. À la fin de la guerre, il retourne à Madrid et s'inscrit à l'Institut cardinal Cisneros presque sans être allé à l'école primaire. L'éducation n'avait plus rien à voir avec l’enseignement libéral de la République. En troisième année de lycée, il quitte l’école et rejoint le commerce familial de fruits.